L'Oeil de la Ménagère : La tragédie du bébé oublié
Vous avez sans doute tous entendu parler de ce père qui a oublié son bébé de 18 mois dans sa voiture garée en plein soleil parce qu’il s’est rendu à son travail en sautant la case « crèche ». Pas une personne autour de moi qui ne soit profondément choquée, ébranlée par cette tragédie. Et pourtant, ce n'est ni la première, ni la pire des histoires de mort d’enfant que l’actualité nous sert, mais ici pas de tueur psychopathe, de chauffard fou ou de parents névrosés, pas d’accident de la vie domestique tristement banal où l’enfant échappe une seconde à la vigilance des grands mais une successions de circonstances malheureuses, de réflexes automatiques, de conditionnements cognitifs qui ont transformé un parent irréprochable en criminel. Il aurait suffit d’un rien, un passant, un coup de fil, un mot qui par association d’idée enclenche l’alarme dans le cerveau du père pour éviter le drame. C’est cette impression de familiarité qui est la plus troublante, le fait que l’auteur du crime ne puisse pas être clairement rangé dans la catégorie des inconscients criminels mais ressemble bien plus à quelqu’un qu’on aurait pu connaître, un voisin, un collègue, un ami, un proche, un mari peut-être. Bien sûr, le premier réflexe est de se dire « Mais comment peut-on ainsi oublier son enfant ? ». Mais ce qui nous perturbe tant dans cette histoire c’est peut-être justement, qu’on peut !
En tout cas, si je gratte un peu, moi, je peux… ou du moins je peux imaginer les rouages psychosociologiques qui ont conduit à cette tragédie. Parce que je suis si étourdie et maladroite que je vis dans la phobie de causer la mort de mon enfant, si bien que je me sentais parfois plus rassurée quand mon bébé encore nourrisson était chez ses grands parents que chez moi. Parce que je sais par expérience qu’on devient parent progressivement et que, tout en étant gaga de mon fiston et en plein baby bonheur, j’ai oublié jusqu’à la conscience d’avoir un enfant une fois de retour au travail. J’étais mère depuis quelques mois mais l’instinct maternel n’étant pas encore ancré en moi, je retrouvais mes réflexes de nullipare. Parce que l’homme est d’autant plus enclin à « oublier » son enfant que son cerveau n’est pas configuré pour penser à plusieurs tâches à la fois et qu’il ne bénéficie pas de la relation viscérale et souvent fusionnelle que nous entretenons avec notre nouveau né. Parce que le monde du travail devient de plus en plus anxiogène, vecteur de stress et de fuite en avant, où la peur de perdre sa place, de rater ses objectifs, un contrat, une promotion ou un délai prend le pas sur la créativité, l’épanouissement et l’ouverture au monde.
Parce qu’on n’a plus le temps d’être dans l’instant présent, notre corps est encore là mais notre esprit est déjà ailleurs et cet homme était probablement déjà mentalement au travail avant même de quitter son domicile. Parce que, dans notre société de progrès, la vie est devenue une course de saut d’obstacles dominée par le gain de temps, où les automatismes et la facilité finissent par anesthésier notre conscience. Qui sait si avec une vieille voiture pourrave qu’on ferme encore avec une clé et non d’un simple clic sans même se retourner, ce père n’aurait pas eu la seconde de plus et le regard qu’il faut pour constater son erreur ? Qui sait si cet homme ne cristallise pas finalement la colère et la compassion que nous inspire l’humanité, la société, son mode de vie et la façon dont elle peut transformer chacun de nous en robot assassin ?