L'oeil de la Ménagère : La fin des utopies
"La nostalgie n’est plus ce qu’elle était" écrivait Simone Signoret dans son livre qui est un peu à la littérature ce que "Reds" est au cinéma (indispensables !). C’est pourtant bien une sorte de nostalgie qui m’a submergée hier, en revoyant le film poignant de Warren Betty, opportunément rediffusé par Arte pour commémorer l’armistice 1918 et dont la flamboyance m’avait déjà fort impressionné quand je l’ai vu pour la première fois, il y a bien 20 ans de cela. J’avais alors dans les 18 ans, j’étais encore romantique et naïve, je me sentais indestructible et immortelle comme les jeunes gens de cet âge. Le bilan d’une époque a en quelque sorte télescopé celui d’une vie, la mienne, et d’un monde, le nôtre, sonnant le glas de toutes les utopies. Comment pourrait-on encore croire aujourd’hui qu’on peut changer le monde quand on voit ce que sont devenus les nobles idéaux de la révolution bolchevique ? Même quand, comme moi, on ne se sent pas communiste pour un sou, tant d’humanisme, de générosité, de fraternité et de pacifisme gaspillé a de quoi fendre le cœur. Certes, l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais n’est ce pas déprimant de constater à quel point le capitalisme et le libéralisme (sur lesquels pourtant, à petite dose, je ne crache pas) dominent plus que jamais le monde ? Malgré tout, les scènes du film m’ont le plus marquées relèvent moins de la grande histoire que de la petite histoire, celle de ce « grand amour » qui liait John Reed et Louise Bryant (les Montand-Signoret de l’oncle Sam). C'est qu'à 18 ans, l’amour ne s’envisage qu’en mélodrame, avec force passion, larmes et grands sentiments. Un amour, ou plutôt une idée de l’amour, qui elle aussi relève de l’utopie. Car de quoi nous parlent ces scènes gravées dans ma mémoire, ces étreintes audacieuses, furtives et bohèmes (« Monsieur Reed, je voudrais vous voir avec votre pantalon baissé »), ces longs plans d’une amoureuse bravant la houle, la neige, la froidure, les dangers de la nature et des hommes pour (ne pas réussir à) retrouver l’être aimé sur fond de télégrammes restés sans réponse, ce verre qui roule par terre et dont le tintement annonce la fin de tout, si ce n’est de perte, de manque, d’attente, de détresse, voire de désespoir ? Combien de temps ces amants ont-ils vraiment vécu ensemble ? Combien de temps ont-il été heureux, satisfaits, comblés ? Les grandes idées et les grands sentiments les ont-il consolés de n’avoir produit ni famille, ni enfant ? Que serait-il arrivé s'ils s’étaient posés, s’ils avaient cessés de se courir après l’un l’autre ? Le couple aurait-il survécu à la douce routine d’une vie sans dangers ? J’ai connu la passion et j’en suis revenue. Aujourd’hui je n’échangerai pas ma vie pépère avec Monsieur Normal de chez Normal contre celle des Reed/Bryant, Montand/Signoret et autres Jolie/Pitt. Certes les grands amours font de grands films, mais des vies éphémères et pas forcément heureuses.