L'oeil de la Ménagère : Visages du Kosovo libre
Que m’importe Villiers le Bel ou Carla la Belle, de l’actualité en ce moment, je ne retiens que ça : le Kosovo et les kosovars, libres et indépendants, enfin ! C’est ma chute du mur à moi. Je n’en reviens toujours pas et chaque image m’émeut, m’étrangle, me tire les larmes aux yeux. Ce ne sont pas les silhouettes anonymes d’un énième peuple opprimé sur la planète que je vois, mais des visages qui défilent.
Car les Kosovars, je les connais, j’en ai même épousé un. Je l’ai suivi dans son pays, dans son village où personne ne s’aventurait plus loin que le village d’à côté, où les mariages étaient encore arrangés et où les femmes n’avaient d’autre vocation que de servir les hommes. J’ai été Lady Di pour un jour, coiffée, maquillée, exhibée de famille en famille, passant en voiture avec les enfants aux trousses criant en courant « C’est une princesse, c’est une princesse » ou posée dans le jardin dans ma robe à paillettes, avec toutes les filles du village assises à mes pieds à se pousser mutuellement pour mieux me voir. Si j’ai été star un jour, c’est bien à cette époque. Une époque où, en occident, le nom de Kosovo n’évoquait rien à personne sinon aux érudits et aux femmes tombées sous le charme de ces rudes gaillards, qui venaient gagner de l’argent chez nous, investissaient tout dans leur terre, puis revenaient faire des enfants, abandonnant leur maîtresse française inconsolable (sauf ce fou qu’était mon mari, donc !).
C’était la résistance par la procréation, jusqu’à ce que la population, déjà majoritaire, dépasse les 80% d’albanais. Jusqu’à ce que la résistance devienne moins pacifique et que les éclats de quelques terroristes gorgés de frustrations et de testostérone amènent le problème sur la scène internationale. Le monde apprenait tout d’un coup l’existence des Kosovars, qui sont à la Yougoslavie ce que les gaulois furent à l’Empire romain.
Ce n’est pas pour autant que le citoyen Lamdda y comprenait quelque chose, ce n’est pas pour rien qu’on parle de la « poudrière » des Balkans, ce billet et un blog tout entier ne suffirait pas à vous y faire voir plus clair. Pour preuve cette anecdote authentique : Mon ex-mari au moment de renouveler ses papiers s’insurge quand la préposée de l’Etat veut mettre « Yougoslave » en nationalité, arguant que « La Yougolsavie n’existe plus ». Après vérification, son interlocutrice confirme et lui demande « Mais je mets quoi alors ? », « Albanais » répond mon ex-mari comme une évidence, mais essuie un refus : « C’est pas possible, Albanais c’est pour les habitants de l’Albanie ». Devinez ce qui fut finalement inscrit sur ses papiers d’identité ? Nationalité : « Indéterminée », allez donc le renvoyer dans son pays avec ça !
D’ailleurs, on devrait tous parrainer un étranger luttant pour ses papiers, histoire de réaliser comment on les traite, sans respect, sans même les regarder parfois, quand ils se retrouvent démunis (car ils n’ont pas tous l’aplomb et l’éloquence de mon ex-mari, loin s’en faut) face à une dame de l’administration indifférente, lobotomisée à renfort de pièces à fournir. Je n’avais jamais réalisé avant la chance que c’était d’être française. Revenons à nos Kosovars dont j’ai suivi la lutte, ici et là-bas. J’ai passé des heures dans un poste de frontière virtuelle alors que nos voitures étaient fouillées de fond en comble par des Serbes, j’ai assisté aux contrôles intempestifs, au racket, aux abus des forces de l’ordre, j’ai rencontré des fonctionnaires licenciés dont la seule faute étaient de ne pas être serbe, j’ai arpenté ses rues jadis dédiées à la promenade et où aucun Kosovar n’osait plus s’aventurer, j’ai habité dans cette maison, dans ce village qui depuis ont été rasés de la carte.
J’ai connu cette ancêtre édentée, immortalisé en un cliché qu'on me volait en le cachant sous le tapis, mais que la grande faucheuse sera venue chercher avant que le souffle de l'indépendance ne la touche. J'ai connu ce vieil oncle indéboulonnable de son fauteuil et dont on n’a retrouvé un jour qu’une trace rouge sur le mur. J’ai connu ces famille chassées de leur toit, ces foyers décimés, qui auraient pu demander asile en France mais qui n'avaient qu’une idée en tête, réfugiés sous leurs tentes de fortune en Albanie : retrouver leur terre, dont il ne restait pourtant rien. J’imagine leur liesse aujourd’hui, je vibre à l’unisson, moi qui vient d’un pays dont l’essentiel de la lutte concerne le pouvoir d’achat et qui ne sait même plus trop ce que Patrie veut dire.