« T’as de beaux restes, tu sais ! »
A 25 ans, on déprime parce qu’on change de catégorie, on devient assimilée "adulte", on est dans la "vie active", fini la "carte jeune" et consorts, les tarifs préférentiels, le "bah, t’es encore jeune", le droit au léger, à la versatilité et à l’insouciance. A 30 ans, on déprime, parce que là, ça y est, on n’est vraiment plus jeune, chaque nuit blanche nous coûte une semaine, les coches à ne pas rater arrivent avec les premières rides, les hommes nous choisissent parce qu’il préfèrent les "femmes mûres", beurk ! A 35 ans, on déprime parce qu’on voit le temps défiler, on est pris par la course à la montre, mari, enfant, carrière, c’est maintenant ou jamais. Mais c’est après 40 ans qu’on a "vraiment" des raisons de déprimer, pas à cause des rides qui s’accumulent (on est habituée) ou de l’énergie qui fait défaut (y'a de quoi avec la vie qu'on a), mais à cause du changement de perspective qui s’opère. On ne déprime plus parce qu’on voit sa jeunesse s’éloigner mais parce qu’on voit… la mort se rapprocher. Avant, on n’y pense pas vraiment. Mais là, ça devient réel, on se sent entraîné de l’autre côté, déferler l'autre versant de notre vie si ardûment grimpée. Et on sait que ça ira de plus en plus vite, ça ne s’arrangera pas. Aujourd’hui on a 40 ans, demain on sera vieille, après-demain on sera… morte ! C’est inexorable mais comme disait François Mitterand « Je sais bien que je vais mourir un jour mais je n’arrive pas à y croire ». J’avoue que personnellement, cette idée toute nouvelle m’est insupportable et suffit à me créer une boule dans le cœur.
Vous comprendrez mieux pourquoi tous ces praticiens rencontrés depuis mon accouchement me mettent du baume au cœur quand ils me disent, les uns après les autres, épatés et admiratifs, combien j’ai "de beaux restes" ! Le rhumatologue fut le premier à s’émerveiller en contemplant les scans de mon basin – déjà qualifié "de pondeuse" par ma gynéco – comme s’il était face à l’œuvre complète de Léonard de Vinci. Il m’a même mis la radio sous le nez me prenant à témoin « vous avez un bassin magnifique, mais regardez-moi ça ! Un pur chef d’œuvre de la nature, franchement, vous devriez le mettre dans votre book ». L’ostéopathe en a remis une couche, constatant combien j’étais « bien bâtie » et s’extasiant devant la perfection de mon architecture, tout en rajoutant avec une pointe de dédain « vous n’avez aucun mérite, c’est génétique, vous pouvez remercier vos parents ». La sage-femme qui a ausculté mon périnée n’a pu que confirmer sa solidité, détectant à peine une faiblesse sur le côté gauche et concluant une fois de plus, ébahie face à mon grand âge, « y’a pas à dire, vous avez de beaux restes ». Elle a même abrégé nos séances de rééducation tant j’avais un périnée tonique et musclé, à faire pâlir de jalousie une jeunette (comme je l’ai déjà raconté ici).
J’ai terminé avec le kiné pour la rééducation abdominale et là je me suis dis que je vais en prendre pour mon grade, vu que le "petit bidon" fut de tout temps ma faiblesse, impossible à résorber malgré des années d’abdo-fessiers. Ben pas du tout, le kiné me classe dans la catégorie "surdouées des abdos" tant j’ai tout de suite maîtrisé des exercices qu'on prend parfois des semaines à comprendre. Chaque mouvement était accompagnée de "bieeeennn" épatés et de félicitations, ponctuée par l’incontournable « y’a pas à dire, vous avez de beaux restes ». Voilà qui devrait me consoler sur le chemin de la déchéance ! A chaque fois que je croiserai une minette qui pourrait être ma fille, et il y en aura toujours plus, pimpantes, filiformes, étroites, me toisant avec arrogance, la peau tendue et le nombril en l’air, il suffira que je me dise : « pfff, si tu voyais ma beauté intérieure, fillette ! »