Le pré-ado, ce mutant
J’ai déjà eu l’occasion de dire ici tout le bien que je pensais des ados, mais je n’ai jamais parlé des pré-ados. Et pour cause. J’ignorais leur existence. Je croyais qu’il y avait une frontière que franchiraient mes fils entre 13 et 14 ans pour passer du pays des enfants à celui des ados. Et voilà qu’au tournant de ses 12 ans je vois émerger du corps de mon bébé un monstre hybride qui n’appartient à aucun de ces deux mondes. Le simple passage que j’imaginais s’avère un processus de mutation à côté duquel celui des X-Men fait petit joueur. Ça s’aspergise, ça pousse d’un centimètre par mois, ça prend 3 tailles de chaussures d’un coup, ça attrape du poil au menton. Ça veut faire son mâle sans en avoir les moyens, ça parle d’une voix ni-homme ni-enfant, ça pousse des gueulantes de phoque castré. Ça troque le sourire et la face d’ange contre la moue, le regard qui tombe et le masque de l’éternel ennui. Ça devient un ventre ambulant, qui a tout le temps faim, qui est tout le temps fatigué. Et puis surtout, ça schlingue ! C’est le premier signe avant coureur de la mutation. Une odeur insidieuse rappelant vaguement celle d’un labrador lâchant un pet furtif sous la table à l’heure du déjeuner. Tout à coup l’odeur de fauve putride arrive aux narines, tandis que l’auteur du délit ne se sent pas le moins du monde concerné. Il devint facile de suivre mon aîné à la trace par la puanteur de ses pieds, puis par les effluves entêtants de ses aisselles. Mais comme un pré-ado, se veut déjà être ado, et qu’un ado, ça pue, il faut le fliquer pour qu’il change de tee-shirt.
C’est qu’avec la mutation physique, vient la mutation psychologique et ses modifications parfois radicales de comportement. Ça devient marmotte du jour au lendemain et dort jusqu’à 11 heures, alors que ça se levait jusqu’alors à 7 heures tous les matins. Ça perd toute légèreté pour se mettre à pester, à faire comme si ça portait le poids du monde sur ses épaules, Ça sèche l’école, bavarde ou rame en classe alors que c’était un élève exemplaire. Ça vous répond, ça vous résiste, ça se sent exploité, ça veut négocier le financement de ses bonnes actions alors que c’était un bon garçon, altruiste et serviable. Et surtout, ça développe des raisonnements dangereusement absurdes : Mes baskets ne me plaisent pas, donc je ne vais plus au sport. La prof d’anglais a été vache avec moi, donc je ne fais plus mes devoirs. Je n’aime pas le plat que ma mère m’a préparé, donc je le fous à la poubelle. Je serais en retard à l’école, donc autant rester toute la journée à la maison puisque mes parents ne sont pas là. L’école va prévenir les parents en question à la première minute de retard mais le pré-ado n’a pas encore la capacité de pousser son raisonnement aussi loin. Il faut donc constamment le surveiller. Redoubler de vigilance. Oublier ce qu’on croit savoir de lui. Brider la confiance naturelle qu’on tend à lui accorder. Jusqu’à ce que la mutation soit complète et que le pré-ado bascule dans l’adolescente. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du tout de l’enfant que nous portions jadis en nous. Plus rien que ce monstre d’ingratitude amené à nous écraser pour mieux s’épanouir.